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Boudjemaâ Ghechir :"Abdelaziz Bouteflika veut régner seul"

vendredi 30 avril 2004, par Hassiba

Le Matin : Le gouvernement Ouyahia vient d’être reconduit presque au complet alors qu’il n’a rien fait pour débloquer les réformes. Quelle lecture faites-vous du choix d’Abdelaziz Bouteflika ?

Boudjemaâ Ghechir : Je crois qu’il faut revenir aux déclarations du Président et ses déclarations vis-à-vis du gouvernement et de la Constitution même pour saisir l’essentiel. Le président de la République n’a jamais reconnu une autorité au chef du gouvernement. D’ailleurs, l’expérience nous a fourni assez de preuves, à l’image de la démission de Benbitour ou celle plus tardive de Benflis. Personnellement, je n’entends rien du tout du gouvernement car il est géré directement par le cabinet présidentiel. Il y a pratiquement un gouvernement parallèle au niveau d’El Mouradia, et ça a toujours été comme ça. Il est clair que le Président veut d’un système présidentiel et ça ne serait pas étonnant qu’il change la Constitution pour la mettre en conformité avec ses idées. Il choisit des hommes pour donner une forme au gouvernement mais il ne sont là que pour exécuter ses décisions.
Maintenant, pour ce qui est des réformes, le discours politique en parle beaucoup justement mais je crois qu’il faut dire la vérité car il y a des problèmes et des lenteurs. En réalité, les réformes sont bloquées. C’est le cas pour le dossier de la justice qui demeure sous pression. Les magistrats ne travaillent pas librement et recourent très souvent à l’emprisonnement, ce qui provoque un surpeuplement dans les prisons, et lèsent beaucoup de détenus dont les affaires restent pendantes à cause des lenteurs. C’est le cas également de la réforme de l’administration où on n’a rien vu encore. Il y a un grand fossé entre les citoyens et l’Administration qui reste au service de certains politiques. Les citoyens n’ont pas confiance en elle et souffrent de la bureaucratie et du clientélisme. Pour avoir le moindre papier, il faut avoir des connaissances ou bien corrompre l’agent ou son intermédiaire. D’un autre côté, l’école et l’université continuent à fabriquer des illettrés avec diplômes, ce qui nous amène à dire que les réformes n’ont pas dépassé le niveau des discours. En fait, l’Algérie a besoin de réformer l’Etat-même pour se débarrasser de l’Etat-système, instaurer la bonne gouvernance, refonder les institutions, un gouvernement issu de la volonté populaire, un Parlement élu sans fraude et une société civile libre de toute pression. Il fait libérer les idées qui peuvent faire avancer le pays et un secteur économique privé qui n’est pas des prête-noms, et des circuits de corruption et de détournement de biens publics. Maintenant, en ce qui concerne l’avenir proche, je ne peux pas préjuger mais j’espère que le Président tiendra compte de toutes ces remarques qu’on a formulées déjà dans le rapport de la LADH de 2003.

Vous avez évoqué la possibilité de changement de la Constitution ; justement Bouteflika vient d’être réélu avec un score majoritaire et n’a plus de liens pour l’empêcher de se tailler une Constitution sur mesure. Croyez-vous qu’une régression au modèle tunisien est possible après tant de sacrifices pour la démocratie ?

Oui. Si on analyse bien les discours du Président durant la campagne électorale, ses nombreuses entorses à la loi et ses éloges envers son ami Ben Ali, on peut déduire que ce glissement est facile d’autant qu’il n’y a pas de contre-pouvoir pour s’y opposer. Donc il peut faire ce qu’il veut tant qu’il n’y a pas de classe politique pour faire face à certaines pratiques. Cependant, il y aura toujours une résistance. Simplement, j’aurais souhaité qu’on aille plus vite dans la démocratisation car les Algériens ont fait beaucoup de sacrifices et payé chèrement leur liberté et leur dignité.

Les pressions sur les journalistes reviennent, les syndicats représentatifs ne sont toujours pas agréés et le pluralisme politique est plus que jamais menacé, selon certaines analyses. Que pensez-vous de l’avenir des libertés pour ce quinquennat ?

Le Président est devant deux choix. Ou bien il travaille pour la promotion des droits de l’homme, la démocratie et le respect des libertés en général, ou bien il cède à ces idées obsolètes qui disent qu’on doit passer par le même temps d’apprentissage de la démocratie que l’Occident. Je ne suis pas d’accord là-dessus et je pense qu’on doit profiter des expériences des autres pour arriver plus vite. Par ailleurs, l’avenir du champ politique n’est pas clair, en effet, et j’espère que le Président donnera davantage de lisibilité pour sa politique en ce sens. Pour ce qui est du syndicalisme, cela reste sous le monopole de l’UGTA qui a pourtant prouvé qu’elle fait plus de politique qu’elle ne défend les revendications socioprofessionnelles des travailleurs. En même temps, nous avons des syndicats autonomes représentatifs qui rencontrent beaucoup d’entraves et sont bloqués au profit de l’UGTA. La dernière grève des enseignants a démontré cette contradiction puisque les enseignants ont fait grève et l’UGTA a négocié avec le gouvernement. La presse, d’autre part, a donné beaucoup pour la démocratie et reste un rempart contre les liberticides. Le pouvoir, d’ailleurs, utilise cette réalité pour se targuer d’être démocrate devant l’opinion internationale. Maintenant, cette presse passe à un autre stade et révèle des scandales de corruption et de détournement des biens de l’Etat, et cela gêne certains cercles. Nous, en tant que militants des droits de l’homme, nous encourageons cette presse d’investigation qui participe au développement de la démocratie. Maintenant, s’il y a des gouvernants qui refusent la transparence c’est qu’ils ont des choses à cacher. Il y a, par ailleurs, un problème aussi au niveau de la justice parce que les magistrats n’ont pas la formation nécessaire pour juger des affaires de diffamation. En outre, il faut savoir qu’il y a diffamation et diffamation qui distingue entre l’homme public et l’homme simple, mais malheureusement il n’y a pas de jurisprudence chez nous pour porter un jugement au regard de l’intérêt public en cherchant la bonne foi du journaliste. Malheureusement, la justice reste sous la coupe de l’Exécutif et condamne systématiquement les écrits et leurs responsables.

Ceux qui plaident pour la levée de l’état d’urgence sont en dehors du cercle qui a remporté les élections. Comment voyez-vous l’avenir du combat pour faire aboutir cette revendication ?

Le MSP était pour la levée de l’état d’urgence et a même soumis un projet de loi ; et aujourd’hui il se trouve au sein de la coalition au pouvoir et il vient de retirer cette exigence pour ne pas contrarier ses partenaires alors que la situation du pays est bien meilleure qu’il y a trois mois. Comment interpréter cela ? En fait, le problème c’est que nous avons une classe politique qui n’est pas convaincue de ses idées et n’a pas de programme clair pour la démocratie. Pour ma part, l’état d’urgence n’a plus sa raison d’être. La procédure était d’abord illégale depuis son instauration en 1992, ensuite il y a aujourd’hui un net recul du terrorisme. Mais nous savons que le pouvoir et surtout le ministère de l’Intérieur utilisent les dispositions de cette loi pour interdire les manifestations pour les droits de l’homme et la démocratie ainsi que pour intervenir d’une manière ou d’une autre dans les affaires de la justice ou d’autres institutions. Par conséquent, le maintien de l’état d’urgence dans la situation actuelle ne fait du bien que pour l’Exécutif qui garde main basse sur les autres. Nous savons aussi que l’armée comme les services de sécurité qui sont les premiers intéressés par le
phénomène du terrorisme ne sont plus contre cette levée, on en déduit donc que ce sont les politiques qui détiennent les pouvoirs maintenant et qu’ils essayent d’avoir cet atout pour exécuter leurs desseins sans gêne aucune. Il n’y a pas de voix contraires qui puissent s’exprimer à la télévision ou ailleurs. Tout est verrouillé et même nos séminaires sur la bonne gouvernance sont interdits. Donc il ne reste que la pression étrangère et nous avons beaucoup d’espoir dans ces projets de réforme du monde arabe pour acculer les régimes à accepter le changement.

On parle de redditions massives de terroristes qui pourraient se concrétiser dans les prochains jours. En l’absence d’une loi qui cadre ces redditions et vu l’expérience de la loi sur la concorde civile, croyez-vous que les droits de l’homme vont se renforcer avec le projet de réconciliation nationale ou est-ce l’esprit d’impunité qui va encore porter un coup à l’Etat de droit ?

La période entre 1992 et janvier 2004 n’a fait l’objet d’aucune réelle évaluation du nombre de morts, de blessés, de femmes violées, de disparus, de maisons individuelles, de centres administratifs et d’unités de production complètement détruits. Des ONG des droits de l’homme ont pu constater l’existence de charniers. Il s’agirait, d’après de nombreux témoignages, de corps de victimes civiles. L’exhumation des corps pour identification n’a toujours pas été réalisée. Ces actes ont été commis par des personnes ou bien sur ordre d’une ou plusieurs personnes. Le peuple algérien est en droit de connaître les exécutants et les commanditaires, et les traduire devant la justice. Traduire devant la justice un criminel s’inscrit dans cette recherche d’une paix sociale. En dépit de la nécessité pour les victimes des notions de réparation et de justice et des besoins de la communauté nationale d’établir des responsabilités et rendre justice, cette situation est particulièrement choquante au regard du nombre extrêmement important des victimes et du fait que la plupart de ces actes tombent sous la qualification de crimes contre l’humanité. Malheureusement, la politique de la concorde civile a démontré la volonté du pouvoir d’absoudre par le pardon les crimes des années passées. Cette politique est légitimée par le combat pour une noble cause : « la réconciliation nationale ». Or, l’approche du pouvoir n’est pas juste et cette réconciliation doit obligatoirement passer par la vérité et la justice. La « realpolitik » qui sacrifie la justice sur l’autel des règlements politiques n’est pas acceptable. L’impunité des criminels n’est plut tolérée et la justice est partie intégrante de la paix.

Comment voyez-vous cette réconciliation en passant par la justice ?

Il s’agit notamment d’éviter que les auteurs de crimes ne puissent trouver refuge au même endroit que les victimes sans y être inquiétés. Le processus judiciaire peut s’avérer très bénéfique pour les victimes en les reconnaissant en tant que telles. En poursuivant les auteurs des exactions, la communauté nationale confirme que certains actes sont interdits et que toute violation d’une loi doit entraîner une sanction, faute de quoi le droit n’a pas de sens. De plus, en reconnaissant la notion de culpabilité individuelle, ils peuvent contribuer à réduire le sentiment de responsabilité collective, le sentiment de culpabilité qui s’installe dans les sociétés où l’impunité est la règle. La communauté internationale a cependant atteint les limites de la tolérance de pratiques de l’impunité et réclame que justice soit faite. La Cour pénale internationale a été instituée en ce sens pour remplir les buts d’un symbole de justice et d’une réalité judiciaire efficace. Beaucoup d’autres efforts sont entrepris et portent leurs fruits, à l’image du traité de Rome. L’Algérie n’a malheureusement pas encore ratifié cette convention mais elle ne peut échapper à certaines compétences de la CPI.

Une dernière question. Des dizaines de prisonniers ont déclenché une mutinerie à Béjaïa revendiquant une grâce générale. Comment expliquez-vous ces décisions devenues une habitude chez le Président ?

Gracier des prisonniers reste une prérogative du président de la République. Mais le problème ne réside pas dans la grâce elle-même. Le problème c’est qu’il gracie de manière abusive et répétitive et les mêmes personnes, alors qu’il s’agit de voleurs et d’agresseurs qui réservent leurs places à la sortie de prison. La grâce a perdu son âme parce qu’elle ne participe pas au renforcement de la justice et de la paix sociale. Elle vient répondre à des exigences ponctuelles qui se limitent dans le cas présent au surpeuplement dans les prisons. Même la population est aujourd’hui contre cette grâce devenue un mal plus qu’une vertu.

Par Nouri Nesrouche, Le Matin