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Dix ans de solitude

dimanche 15 août 2004, par Hassiba

Conséquence de la passion nationaliste des dirigeants, la frontière entre l’Algérie et le Maroc est fermée depuis août 1994. Pour le plus grand bonheur des trafiquants de tout acabit.

Août 1994. Dans la chaleur de Marrakech, une bombe explose dans le hall de l’hôtel Asni. Trois touristes espagnols sont tués. Pour le Maroc, jusque-là épargné par la vague de violence islamiste qui, depuis plus de trois ans, balaie le voisin algérien, le coup est dur, très dur : il tire l’essentiel de ses revenus du tourisme. Les autorités n’ont aucun doute quant à l’identité des commanditaires de l’attentat. Driss Basri, le tout-puissant ministre de l’Intérieur de feu Hassan II, l’affirme sans ambages : c’est un « coup » des services algériens.

Désormais, les ressortissants de ce pays désirant se rendre au Maroc devront au préalable obtenir un visa.
Face à la rébellion islamiste, le pouvoir algérien de l’époque ressemble à une citadelle assiégée sur le point tomber. Pourtant, sa réaction est énergique : il impose la réciprocité en matière de visas et ferme la frontière terrestre entre les deux pays. Pour les Marocains, c’est une catastrophe : au cours de l’année précédente, plus d’un million de visiteurs algériens ont en effet dépensé près de 1 milliard d’euros dans le royaume. La partie orientale de celui-ci vit essentiellement des échanges commerciaux avec le voisin algérien et Oujda, la ville-jumelle de Maghnia l’algérienne, sera la première à souffrir de la situation.

La première, mais pas la seule. « Avant la fermeture de la frontière, explique Younès, cadre dans une entreprise textile de Casablanca, nous exportions quotidiennement plus de soixante mille jeans vers l’Algérie, ce qui, directement ou non, faisait vivre près de trois mille familles marocaines. » Toujours à Casa, le marché informel de Derb Ghelef a vu ses activités diminuer de près de 30 %.

Reste que les échanges n’ont jamais été totalement interrompus. Il suffit au voyageur désireux de se rendre clandestinement de l’autre côté de la frontière de débourser l’équivalent de 30 euros : la moitié pour le passeur algérien et autant pour son « collègue » marocain.

Oujda (400 000 habitants), sa médina, ses larges avenues et ses hôtels vides... La capitale du Maroc oriental vit au ralenti depuis dix ans et attend impatiemment que les politiques reviennent à la raison. Drame économique, la fermeture du poste de Zoudj Beghal (« deux mulets ») est aussi un drame humain. Les populations établies de part et d’autre de l’oued Kiss, qui sert de frontière naturelle entre les deux pays, appartiennent souvent aux mêmes tribus. Elles sont liées par d’innombrables alliances familiales et de puissants intérêts. « Ici, témoigne Réda, serveur dans un hôtel d’Oujda, nous sommes davantage solidaires du jeune motocycliste qui traficote que du garde-frontière qui fait son boulot. » C’est en effet grâce aux trafiquants que le marché de la ville est alimenté...

Nous avons rencontré l’un d’eux, qui, avant d’accepter de nous parler, s’est choisi un pseudonyme : « Hamid Qilni », qu’on pourrait traduire par « Hamid Lâche-moi les baskets ». À 27 ans, après une brève expérience dans l’armée marocaine au Sahara, Hamid Qilni est rentré à Guercif, sa ville natale, à 70 km à l’ouest d’Oujda, au milieu d’un désert où rien ne pousse. Pourquoi ? « Pour devenir harag kouhel. » Autrement dit, « passeur de nègres ».

Depuis 1998, les candidats subsahariens à l’immigration clandestine vers l’Europe ont choisi les rives de l’oued Ouerdefou, dans la région de Maghnia, comme lieu de rassemblement. Leur objectif ? Gagner, sous la conduite d’un passeur, Ceuta et Melilla, les enclaves espagnoles en territoire marocain. Un bon millier de personnes s’entassent ici en permanence dans des conditions misérables. Une dizaine de nationalités et une kyrielle de confessions sont représentées. Les clandestins travaillent au noir le temps de rassembler la somme réclamée par les passeurs. Hamid Qilni n’a pas à se plaindre, son nouveau job rapporte gros.

Le passage de la frontière coûte en moyenne 100 euros par personne. Mais l’immigrant devra débourser trois fois plus s’il souhaite être conduit jusqu’à Rabat ou Tanger. « Au Maroc, tout s’achète, commente Hamid Qilni, y compris la complicité des gendarmes et des policiers de faction sur les routes. Un tiers de la somme que je perçois est destiné à ce que nous appelons le douwer [littéralement : "rouler"], c’est-à-dire aux divers bakchichs versés aux représentants de l’ordre, et un autre tiers au transporteur, le plus souvent un camionneur. Le reste, je le partage avec mon complice algérien et les gens qui travaillent avec moi. Si je réussis à faire passer deux convois par mois, je gagne dans les 5 000 dirhams [500 euros]. Quelle entreprise marocaine me verserait un tel salaire ? »

Il suffit d’en avoir les moyens pour faire passer n’importe quoi. Ou n’importe qui. Hamid raconte que l’un de ses amis a, il y a quelques années, escorté jusqu’au Maroc Rabah Kebir, le dirigeant de l’ex-Front islamique du salut, pourtant condamné à mort par la justice de son pays. Les armes, la drogue ? Mon interlocuteur jure, la main sur le coeur, n’y avoir jamais touché. « À Maghnia, j’ai été approché par des "barbus" qui m’ont demandé de servir de guide à leurs fournisseurs d’explosifs, mais j’ai décliné leur offre. Quant à la drogue, c’est trop risqué. Le trafic est contrôlé pour une poignée de barons qui ne tolèrent aucune incursion sur leur territoire. »

À Beni-Drar, au nord d’Oujda, sur la route de Saïdia, de belles villas bordent la grand-rue du village. « Plusieurs d’entre elles appartiennent aux barons locaux de la drogue, m’explique Hamid. Les grands patrons, eux, habitent le quartier chic d’Anfa, à Casa, ou au Riyad Souissi, à Rabat. » Un peu plus loin, s’étend un vaste bidonville. C’est le territoire des « fourmis », des petits passeurs...

La résine de cannabis produite dans le Rif marocain constitue le principal produit de contrebande à destination de l’Algérie. Une partie est consommée sur place, l’autre prend la direction de Marseille, de Milan ou d’ailleurs. Il n’existe évidemment pas de statistiques fiables concernant les volumes de drogue ainsi transportés, mais on sait que les services algériens ont intercepté plus de 5 quintaux de résine au cours du seul mois de juillet. La porosité de la frontière étant ce qu’elle est, on mesure l’ampleur du phénomène...

La réalité du trafic d’armes est encore plus opaque. À en croire les responsables algériens, les maquis islamistes se procurent dans le royaume explosifs, armes légères et munitions. Ce que les Marocains contestent formellement. Selon certaines rumeurs, une arme de poing en provenance du Maroc se négocierait autour de 20 000 dinars dans le village de Zouia, au sud de Maghnia. Invérifiable. Il existe dans cette localité un marché spécialisé dans l’écoulement de produits marocains, mais rien n’indique que les armes en fassent partie.

La station balnéaire de Saïdia, au Maroc, n’est séparée de la plage de Marsat-Ben-M’hidi, en Algérie, que par une hideuse clôture. Mais si les baigneurs ne peuvent aller et venir à leur guise de part et d’autre de la frontière, il en va tout autrement des marchandises. Hamid Qilni est formel : « Hier, les produits algériens les plus prisés ici étaient le sucre, l’huile, la farine et le carburant. Aujourd’hui, la gamme s’est élargie à l’ensemble de la production agroalimentaire. » Sur la plage de Saïdia, on ne boit plus, par exemple, que du Coca-Cola algérien. Logique : « Un litre de Coca marocain coûte 7 dirhams ; deux fois plus cher que le Coca algérien. » Une aubaine pour Fruital, la société de Rouiba, dans la banlieue d’Alger, qui détient le monopole de la production du célèbre soda dans le pays.

Mais des yaourts aux vêtements en passant par les produits électroménagers, bien d’autres marchandises franchissent la frontière à dos de mulets ! « Le commerce algérien s’étant libéralisé, le marché est inondé de produits turcs et asiatiques, analyse Hanane, un universitaire au chômage reconverti dans la contrebande de tissus. Le prix de vente de nos kaftans est astronomique comparé à celui des robes importées plus ou moins légalement du Moyen-Orient, et notamment de Dubaï, par les réseaux algériens spécialisés. » Il en va de même des pneumatiques, pour le plus grand bénéfice de Bridgestone, le fabricant japonais, qui a vu ses ventes au Maghreb décoller grâce aux « trabendistes » algériens.

Maghnia (150 000 habitants), son ghetto subsaharien, son marché couvert... La dernière grande ville algérienne avant le poste de Zoudj Beghal a, elle aussi, souffert de la fermeture de la frontière. La construction de plusieurs hôtels censés accueillir les voyageurs de passage avait été entreprise. Elle a dû être interrompue. Des charpentes métalliques à l’abandon se dressent encore, inutiles... Mais la ville natale d’Ahmed Ben Bella, le premier président de l’Algérie indépendante, a bénéficié d’un ambitieux programme d’investissements. « Maghnia est le seul chef-lieu de daïra [sous-préfecture] à disposer d’une université et d’un stade olympique », pavoise un élu local. Tout cela ne suffit pourtant pas à détourner les jeunes de la contrebande. « Un harrag [passeur] gagne en moyenne 5 000 dinars [50 euros] par jour, soit la moitié du Smig. Comment voulez-vous qu’il choisisse une activité légale ? » commente Chaheredine Berriah, le correspondant du quotidien algérois el-Watan.

Les petits trafics avec le Maroc constituent donc une appréciable source de revenus pour les frontaliers. Cela ne signifie pas que, pour eux, tout soit rose. Leur principal grief concerne les pénuries récurrentes de carburant. Sur cette bande de terre longue de 80 km et large de 40 km, on recense pas moins d’une quinzaine de stations-service, soit le réseau de distribution le plus dense du pays. Pourtant, quand on a la chance de trouver une station ouverte, il faut souvent faire la queue pendant une heure et demie avant de pouvoir faire le plein. Pourquoi ? Après enquête, les douanes algériennes ont découvert que plus de 500 000 litres d’hydrocarbures, tous produits confondus, passent quotidiennement la frontière. C’est plus de la moitié du volume distribué par Naftal, la filiale de Sonatrach chargée de l’approvisionnement de la région !

Abdelilah est titulaire d’un diplôme en sociologie. Au chômage depuis la fin de ses études universitaires, en 1999, il ignore les fins de mois difficiles. « Depuis que j’ai acheté une motocyclette, je vends du carburant à des correspondants marocains. À chaque voyage, j’écoule 200 litres de gasoil, achetés 2 200 dinars et revendus 5 000 dinars. En une heure, je gagne donc 2 800 dinars, soit le revenu hebdomadaire d’un enseignant du secondaire. » Un tel trafic serait impossible sans la complicité des propriétaires de station-service, qui n’hésitent pas à mettre leurs réservoirs à la disposition des « fourmis ». Contre une rémunération comprise entre 2 dinars et 5 dinars par litre. Selon Abdelilah, un gérant de station qui ne travaille qu’avec des passeurs clandestins réalise un bénéfice de l’ordre de 400 000 dinars par jour. Les automobilistes ne sont pas les seuls à être pénalisés par ce trafic.

Longtemps laissée en friche, la vallée de Maghnia est aujourd’hui exploitée de manière intensive. Les cultures maraîchères et fruitières y abondent. Du coup, les besoins en énergie des fellahs (« paysans ») ont décuplé. Malheureusement, les machines agricoles sont souvent immobilisées faute de carburant.

Difficile de mettre un terme à ces trafics. « La frontière est une vraie passoire, se lamente un officier des douanes. Les opérations coup de poing lancées de temps en temps sont totalement inefficaces. » Le carburant est proposé aux consommateurs marocains dans des jerricanes, voire des bidons d’huile d’olive ! Mais il coûte moins cher qu’à la pompe : 1 dirham par litre, en moyenne. Le Trésor public y perd, mais la facture énergétique du Maroc en est allégée d’autant. C’est ce qui explique que les trafiquants soient rarement inquiétés. On a même vu des revendeurs à la sauvette installer leurs bidons à proximité d’un barrage de la gendarmerie !

Officiellement, trois cent mille Marocains résident et travaillent en Algérie. Il faut y ajouter près de vingt mille saisonniers employés clandestinement dans les exploitations agricoles de la région de Maghnia. Ils sont originaires d’Oujda, de Guercif ou de la lointaine Taza (à 220 km à l’ouest d’Oujda). « Contrairement aux Algériens qui se rendent au Maroc, ils ne sont jamais inquiétés », soutient Chaheredine Berriah. Ce que certains démentent farouchement. Des anecdotes circulent sur le comportement invraisemblable des Groupements de gardes-frontières (GGF) algériens. De l’autre côté, on brocarde volontiers la corruption des policiers marocains. Bref, on fait des affaires, mais on continue de se regarder en chiens de faïence.

Si Oujda attend avec impatience la réouverture des frontières, Maghnia se montre nettement moins pressée. Hamid Qilni rêve du jour où il ira prendre son café à Marsat-Ben-M’hidi (ce qu’il fait tous les jours) sans passer par les pistes poussiéreuses de l’oued Kiss. Abdelilah, en revanche, le redoute, car il marquera sans doute la fin de son lucratif trafic.

Depuis le 30 juillet, sur décision royale, les ressortissants algériens désirant se rendre au Maroc ne sont plus soumis à l’obtention d’un visa. Contrairement à l’usage diplomatique, les autorités algériennes, qui n’avaient pas été préalablement consultées, ont refusé d’appliquer immédiatement la réciprocité. La partie est donc encore loin d’être gagnée. Un motif d’optimisme, quand même : la France, l’Espagne et les États-Unis, les partenaires stratégiques des deux pays, poussent à l’intégration économique du Maghreb central (Maroc, Algérie Tunisie). Le poste de Zoudj Beghal reprendra du service quand le pragmatisme l’emportera sur la passion, l’orgueil et le ressentiment.

Par Moulay Chérif Ouazani, L’Intelligent.com