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Kabylie : Les classes se vident

jeudi 23 septembre 2004, par Hassiba

Le phénomène est nouveau, mais inquiétant. Très inquiétant pour une région réputée, jadis, pour sa très forte densité démographique. Les écoles primaires en Kabylie, dans les zones rurales notamment, cherchent désespérément des enfants à mettre en classe. Elles n’en trouvent pas forcément. Loin s’en faut.

Un chiffre d’abord : la wilaya de Tizi Ouzou accuse une régression de plus de 10 000 élèves en première année primaire depuis la dernière décade. Ce constat évidemment effarant l’est encore davantage quand on sait que l’effectif de cette catégorie scolaire pour la rentrée 2004-2005 est arrêté à 16 574 élèves. En moyenne, une baisse d’au moins 500 écoliers est enregistrée chaque année, comme le soulignent si bien les statistiques de la direction de l’éducation de cette wilaya. Et cette “déscolarisation” commence à faire l’effet boule de neige puisque même dans les collèges et les lycées, on note une baisse drastique des effectifs. À titre d’exemple, le nombre des élèves scolarisés dans les trois paliers à Tizi Ouzou enregistre une diminution de plus de 2 000 par rapport à la rentrée de l’année dernière.

Finis, en effet, les temps où les parents d’élèves recouraient aux “connaissances” et autres coups de pouce pour inscrire leurs rejetons dans des écoles souvent bondées. Ici, les temps ont changé, la démographie aussi.

L’école Berkani-Mohamed, dans la commune de Tadmaït, illustre à elle seule le déclin de l’enseignement primaire. Situé sur une colline infestée de terroristes, l’établissement datant de l’époque coloniale a du mal à justifier sa vocation. C’est plutôt un casernement puisque les éléments de la garde communale et ceux de l’ANP y ont élu domicile depuis des années pour sécuriser les citoyens du village Aït Ouarzeguine. Pour cette année par exemple, il n’y a point de classes de première année. Pourquoi ? “Il n’ y a plus d’enfants à scolariser”, dit simplement M. Mansour, enseignant de français depuis 1977. La situation de cette école est paradoxale, mais symptomatique de ce phénomène qui prend de l’ampleur. Il n’y a pas de classes de 1re année, de 3e année et de 5e année. Seuls les élèves de 2e année, de la 4e année et ceux de la 6e année donnent un peu de couleur à une école où il n’y a vraiment pas photo. Et encore ! Les trois classes réunies ne totalisent que 38 élèves pour quatre enseignants qui s’ennuient à voir mourir à petit feu un établissement où ils ont grandi. Dans cette école, on ne redouble pas non pas que tous les élèves sont excellents, mais simplement parce que qu’il n’y a rien derrière.

Tademaït : bienvenue à l’école de guerre
Si d’aventure un élève vient à être recalé, ses parents devront aller chercher ailleurs pour l’inscrire afin qu’il suive normalement sa scolarité. La classe de 1re année est fermée pour la deuxième année consécutive. Résultat : à Aït Ouarzeguine tout comme dans le village voisin de Hidoussa, il n’y a pas eu de rentrée scolaire. Et si cette tendance qui a tout l’air d’être épidémique persiste, l’école Berkani sera irrémédiablement fermée dans trois ans, nous dit-on. Ici, la peur est à vue d’œil. La présence des militaires et de la garde communale rassure, mais inquiète aussi. Les petits enfants se sont familiarisés avec les kalachnikovs et les treillis verts et bleus. “Ces enfants sont traumatisés à vie”, lâche M. Mansour qui se rappelle encore du jour, en 1996, où les terroristes barbus avaient fait irruption dans son établissement sous le regard apeuré et hagard des écoliers. Pour l’anecdote, les enfants ne mangent plus à la cantine puisque les groupes armés ont volé tout le matériel de cuisine. À présent, le lieu est occupé par les troupes de l’ANP. Cette incursion a entraîné un exode massif des villageois vers le chef-lieu de Tadmaït et partout ailleurs, laissant l’école Berkani uniquement aux malheureux enfants qui n’ont pas où aller. C’est la principale raison qui a fait se dégarnir toute une école où les enseignants, visiblement affectés par la vacuité des lieux, font contre mauvaise fortune bon cœur, sans trop de conviction au demeurant.

Mais la menace terroriste n’explique pas tout. Là encore, les citoyens du village n’ont qu’une phrase sur les lèvres : la cherté de la vie. “Pensez comment un jeune de 25 ans, qui n’a aucune qualification et sans le sou, puisse se marier alors que lui-même est un fardeau pour sa famille ?" Cette explication sociologique du phénomène de dépeuplement des écoles revient comme un leitmotiv dans les propos de tous ceux que nous avons interrogés dans les différentes contrées de Tizi Ouzou. L’argument est imparable, inattaquable. Le topo à l’école de Tadmaït ne fait pas exception, il confirme une règle, un diagnostic global d’une société qui, vue d’en haut, projette une image clinquante, et vue d’en bas, offre la face cachée d’une gangrène qui affecte dangereusement ses entrailles. Ses espoirs.

8 élèves pour une classe !
A l’école fondamentale Belkbir-Ahcène du village de Tigrine, dans la commune de Mekla, la situation n’est guère reluisante. Ici, la classe de première année est peuplée par seulement huit élèves, dont quatre filles et autant de garçons. Mieux encore, quatre d’entre eux ont été scolarisés par dérogation d’âge puisque ce sont des enfants d’enseignants.

Une petite classe, de petits élèves et un petit enseignant pour un aussi grand village. Une maîtresse se rappelle qu’il y a quelques années, il y avait trois divisions pédagogiques - comprendre trois classes - pour la seule première année dans cette “dechra” de plus de 1 000 habitants. Notre interlocutrice met le doigt sur la plaie : “ici les jeunes, ne se marient pas et quand ils y consentent, ils ne font pas d’enfants, du moins pas beaucoup et cela s’est répercuté négativement sur les effectifs, notamment depuis ces dernières années où l’on a remarqué des classes qui ne dépassent pas les 14 élèves.” L’explication, a priori simpliste, voire naïve de Fatima est pourtant très pertinente. L’âge du mariage en Kabylie a beaucoup reculé. La moyenne, d’après les statistiques fournies par le dernier recensement de la population effectué en 1998, est de 31 ans alors qu’elle était de 25 ans, il n’y a pas longtemps.

Autre phénomène : l’immigration. Ici, dans la région de Mekla, des milliers de jeunes en âge de se marier ont tenté, assure-t- on, leur chance à l’étranger, particulièrement en France. Le chômage et la crise de Kabylie aidant, beaucoup ont fui leur village pour aller quêter un bonheur ailleurs.

Sur l’autre versant, à Aïn El-Hammam, l’impressionnant village de Taourirt Naït Menguellat n’a enfanté que 28 élèves pour la première année à l’école de Ouaghzene. De loin, elle ressemble à une petite ville par ses pâtés de maisons entrelacées et ses ruelles grouillantes de monde. Mais les familles qui la peuplent se sont imposé, apparemment, une limitation des naissances. Depuis l’année 2000, il ne reste qu’une seule classe de 1re année sur les trois qui existaient depuis l’ouverture de l’école, affirme une enseignante.

Ici également, on sort invariablement l’argument du recul de l’âge du mariage et son corollaire la dénatalité. “Les jeunes ne se marient pas parce qu’ils ne travaillent pas aussi”, lance d’emblée cette jeune maîtresse, le sourire en coin. Ses collègues acquiescent d’un hochement de la tête comme si elles se désolent d’une situation dont elles n’ont pas la maîtrise. Des cortèges de jeunes hommes sont allés chercher du “boulot” dans les wilayas de l’Ouest réputées être La Mecque des Kabyles de la montagne. D’autres préfèrent aller de l’autre côté de la mer dans l’espoir de trouver un pays... d’attache. La dernière catégorie est constituée de ceux qui ne peuvent ni se marier ni immigrer faute de moyens. Ils se morfondent à attendre désespérément une sortie du tunnel pendant que les années s’accumulent et la vieillesse prend ses quartiers.

À Aït Saâda, dans la commune de Yatafen, les chemins montent vers la misère. Dans cet autre gros village dont l’école vient juste de fêter ses 106 années, les enfants en âge d’être scolarisés se font rares. Sur les deux classes de 1re année primaire, il ne reste que 24 élèves qui vont fréquenter l’école du village durant cette année. Un employé de l’établissement a eu cette géniale boutade qui sonne comme un vrai diagnostic : “Il n’y a plus de production mon frère !” Cet homme fait évidemment allusion à la raréfaction de nouveaux mariages.

Mabrouk, enseignant dans cette école, évoque le dépeuplement du village, dont les habitants se sont déplacés soit vers la commune de Yatafen ou carrément ailleurs vers les différentes régions du pays. Ici, la terre rude ne pouvant plus nourrir ses enfants les laisse partir sans un brin de nostalgie.

“Y a plus de production...”
Au village du défunt Mouloud Mammeri, la relève n’est pas assurée. L’école Bouchek-Rabah, située au cœur de Taourirt Mimoun, se vide chaque année un peu plus. Mme Aberkane, une directrice rescapée de l’ancienne école des Sœurs blanches, tire la sonnette d’alarme : “C’est inquiétant, les effectifs oscillent entre 15 et 30 élèves dans les différentes classes. Avant, nous avions toujours trois divisions pédagogiques, à présent, on peine à remplir une classe même avec les enfants qui nous viennent des villages voisins.”
Pis encore, des écoles voisines ont été fermées faute d’enfants à l’image de celle d’Agouni Ahmed dont les quelques bambins ont été transférés à Taourirt. Ce dépeuplement des classes se vérifie davantage au niveau de toute la commune des Béni Yenni où la direction de l’éducation a donné instruction d’ouvrir des classes même si le nombre d’élèves est en dessous de la norme requise. Ce “militantisme” scolaire va-t-il cependant empêcher à terme la fermeture inéluctable de plusieurs écoles ?

Direction de l’éducation “Nous sommes inquiets”
Le responsable de la scolarité au niveau de l’académie de Tizi Ouzou, M. Mekacher, partage entièrement le constat fait sur le terrain. “Ça devient véritablement un phénomène dans tous les établissements, y compris dans les centres urbains”, lance-t-il un peu alarmé. Il indique que cette tendance à la baisse des effectifs des enfants scolarisés dure depuis 1995. Pour ce responsable, le mal est identifié : “C’est la dénatalité.”
Ainsi, le nombre d’enfants en 1re année était en 2003 de 18 029 contre 17 628, soit une baisse d’au moins 500 places. Son institution a été contrainte d’accepter des classes de moins de 10 élèves, alors que la norme en la matière est de 14. “C’est le seul moyen pour éviter que de nombreuses écoles ne ferment”, explique notre interlocuteur qui se plaint par ailleurs “du niveau médiocre de l’enseignement” dans ces écoles où les classes sont pratiquement vides. Le dépeuplement des écoles est d’autant plus inquiétant qu’il concerne toutes les communes de Tizi Ouzou, précise encore M. Mekacher en faisant remarquer cependant qu’à Boghni, Maâtkas et Ouadhias les effectifs sont normaux puisqu’ils oscillent entre 15 et 40 élèves pour les classes du primaire.

14 écoles déjà fermées
Sur les 685 écoles fondamentales que compte la wilaya de Tizi Ouzou, 14 ne sont plus fonctionnelles faute d’enfants. “Chaque année il y a au moins une ou deux écoles qui ferment, notamment dans les zones de montagne. Il est connu qu’en Kabylie, l’État a beaucoup investi dans l’infrastructure scolaire, y compris dans les villages reculés. Mais la dénatalité a poussé la direction de l’éducation à fermer un bon nombre d’établissements comme c’est le cas à Agouni Ahmed, Ighil n’Tazert, Agouni Oudjilbane, Aârous, Lâariche et Sidi Naâmane, pour ne citer que ceux-là. Aussi l’académie a-t-elle maintenu juste pour la forme certaines écoles avec une poignée de gamins comme c’est le cas au village de Tigrine ou encore à Aït Ouarzeguine. Cette situation a induit un surnombre dans l’effectif du corps enseignant qui avoisine les 991 maîtres en “chômage professionnel”. Et, à défaut d’écoles où les affecter, l’académie les a mis à la disposition de l’administration des établissements, histoire de les rendre utiles.

Par Hassan Moali, Liberté