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La Kabylie sereine

jeudi 8 avril 2004, par Hassiba

Un crime odieux a failli embraser la Kabylie la veille de l’élection présidentielle. L’assassinat du jeune Hakim Allouache n’aura pas l’effet escompté par ses commanditaires comme le montre ce reportage dans les villes de Fréha et Tizi Ouzou... Fréha. 35 km à l’est de Tizi Ouzou, sur la route d’Azeffoun. Nature plantureuse. Soleil printanier. Verdure. Pâturages. Une belle journée pour vivre.

Une belle journée pour vivre. Pourtant, pour le jeune Hakim Allouache, le sort aveugle a décidé que ce sera une journée pour mourir. À la fleur de l’âge : 23-24 ans. C’est la 126e victime du Printemps noir, tiennent à souligner ses potes. Encore un autre noir de printemps... Et toute la ville où il a élu domicile porte son deuil. Il est 16h. En arrivant dans cette localité, c’est le black-out. Tous les magasins sont fermés, les artères désertes, les cafés vides. Les cœurs aussi. Les langues sont nouées. Nul ne trouve les mots pour dire l’innommable.

Nous n’aurons aucun mal à trouver l’endroit où la victime a été brûlée vive la veille : un petit kiosque métallique, tabac-parfums-journaux-bonbons. De toute cette panoplie de sucreries, ne restent que des cendres. Et des boîtes calcinées. Aux effluves enivrantes, des remontées âcres de brûlé. De haine politique.

Devant le kiosque, des jeunes et des moins jeunes, atterrés. Proches, voisins, amis, ils devisent sur le drame qui alimente toutes les discussions, plongeant la ville dans la terreur. Tous louent la gentillesse du jeune Hakim. “Il venait à peine de se fiancer”, affirme l’un d’eux. Des circonstances du drame, nous apprendrons que la victime avait fait l’objet de menaces anciennes et réitérées. “Il avait plusieurs fois reçu des menaces de mort”, indique un délégué de la coordination d’Ath Djennad qui a requis l’anonymat pour d’évidentes raisons de sécurité. “Après ce coup, nous sommes exposés à tout”, note-t-il. Pour lui, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un “crime politique”, et guère un crime crapuleux. “Il devait être entre 2h30 et 3h, dans la nuit de mardi à mercredi. La victime dormait paisiblement à l’intérieur de sa boutique quand des individus y ont mis le feu. Il est mort asphyxié peu de temps après”, a-t-il témoigné. “Il semblerait que les assaillants avaient sciemment calculé leur coup et savaient pertinemment que leur cible se trouvait à l’intérieur du local”. Ému, Rachid Allouache, le frère de la victime et néanmoins, délégué d’Ath Djennad, précisera, dans une conférence de presse à Tizi Ouzou, qu’“à travers ce crime odieux, c’est sa personne qui était visée. D’ailleurs, il a dû emménager loin de Fréha pour mettre sa famille à l’abri”, confiera-t-il dans la foulée.
Une enquête a été aussitôt ouverte pour faire toute la lumière sur cette affaire. Dans l’entourage de la victime, les commanditaires et les exécutants de ce crime seraient parfaitement identifiés, dit un délégué des archs.

Le calme, malgré la provocation

L’on s’attendait à trouver Fréha en proie à des troubles comme au plus fort des émeutes. Il n’en sera rien. L’appel au calme lancé par l’encadrement des archs aura eu de l’effet sur une population en état de choc. Les jeunes ont manifesté tôt le matin, mais ils seront vite contenus par les délégués du Mouvement citoyen. “Nous avons lancé un appel à la sagesse et nous rejetons la violence, malgré l’ampleur de la provocation”, dit notre interlocuteur, accusant une partie de vouloir “instaurer un climat de terreur”.
La ville de Fréha, à l’instar de plusieurs grandes agglomérations de la Kabylie, aura été partagée entre les campagnes des candidats d’un côté, et la campagne antivote de l’autre. Dans l’ensemble, celle-ci s’est déroulée sans heurts. C’est la première fois que le débat dégénère d’une façon aussi regrettable.

En fin de journée, hier, une marche pacifique a eu lieu à Azazga à l’appel de la coordination d’Ath Ghobri, après l’arrivée du corps de la victime qui avait été gardé à l’hôpital Nédir-Mohammed de Tizi Ouzou pour autopsie. Bélaïd Abrika était du cortège, au moment où la dépouille mortelle avait été ramenée au village. Interrogé par téléphone au sujet des répercussions de cette affaire sur le déroulement du vote dans la région, Abrika n’a pas manqué de souligner son rejet catégorique de cette élection, avant de s’empresser d’adresser un appel à la sagesse, laissant entendre que la violence n’aura pas sa place dans ce scrutin. Rappelons que lors des législatives de 2002, très peu d’électeurs avaient pu aller vers les bureaux de vote en Kabylie en raison des actes de violence qui avaient émaillé le scrutin à l’époque. Tous les indicateurs militent pour un consensus autour de la non-violence dans cette consultation. Ainsi, à Fréha, lieu de ce drame odieux, la population, comme nous l’avons signalé, a tenu à exprimer sa douleur uniquement par une grève générale pacifique. Un délégué de la coordination d’Ath Djennad abonde dans le même sens : “Nous rejetons la violence et nous n’utiliserons pas la force pour empêcher les gens de voter. La violence ne profite qu’à certaines forces occultes” dit-il. Parallèlement, les communiqués du RCD et du FFS condamnant fermement l’assassinat du jeune Hakim Allouache et appelant à la vigilance confirment ce consensus kabyle autour de la paix civile.

Les “boycottistes” préfèrent la dérision

Dans la ville de Tizi Ouzou, l’ambiance était bon enfant, dans l’ensemble, hier, et la tension légère. Nous aurons relevé un déploiement plutôt timide des services de sécurité, CNS compris, malgré l’importance de l’événement. Non loin du théâtre Kateb-Yacine, une colonne de fumée noire s’échappait vers le ciel. C’étaient trois pneus brûlés. Hormis ce détail, l’atmosphère est zen. L’avenue Abane-Ramdane grouille de sa nuée de trabendistes, de passants, de vendeurs à la criée. Les policiers sont décontractés, la circulation fluide, et aucun camion blindé en vue. Au quartier emblématique des Genêts, fief de Bélaïd Abrika et poumon des “boycottistes”, la température est acceptable. Gargotes, électroménager et belles étudiantes qui défilent. Grosse pancarte sur la devanture d’un magasin de téléphones portables : “Mobilis : 5 800 DA”. Sur les murs, par contre, c’est une autre histoire. Un vrai maquis graphique, à coup de tags et de graffitis. “Ulac el vote ulac !”, “Tous des candidats du système”, “Votez italia SVP”. Signe particulier : le dessin de Dilem de notre édition d’hier était partout, partout, partout, accompagnant un appel au boycott de la Cadc et une annonce de grève générale pour ce jour saint de fête électorale.

Fait déroutant : une autre affiche noire, signée CADC (l’aile dissidente, dialoguiste, anti-dialoguiste ? On ne sait plus) appelle à voter massivement contre Bouteflika “pour le nif”. À l’entrée du quartier des Genêts, une toile géante à l’effigie non pas de Bouteflika, mais du jeune Naâmane Toufik, assassiné lors des manifs du 14 juin 2001. En face, un poster de Baâziz. Sinon, partout ailleurs, Sadi et Benflis se sont partagés les murs de Tizi et pas une seule affiche à la gloire d’“El Aziz”. Là aussi, la guerre des affiches a fait rage. Sadi bénéficie d’un petit bonus avec une pléthore d’autocollants avec ce slogan : “Belle et fidèle, la Kabylie votera Saïd Sadi.”
Dans les autres artères, décalage total entre le Tizi “politique” et “militant” du centre-ville, autour de l’avenue Abane - le Bâtiment Bleu - Les Genêts, et le Tizi commerçant, apolitique et mercantile de la Nouvelle ville. Dernière scène cocasse de cette Kabylie, ouverte sur tous les paradoxes : un cortège électoral défile bruyamment alors que toutes les permanences des candidats ont baissé rideau. De quel candidat peut-il bien s’agir, alors que tout le monde ici observe un profil bas ?!

Des affiches collées aux capots des voitures scandent : “Yazid Président !”. Pas Yazid Zerhouni bien sûr, mais plutôt une jeune mascotte d’un quartier populaire (quartier Le Cadi). Les jeunes criaient haut et fort son nom à grand renfort de klaxons. Tout un festival de dérision. Au moins, cela ne tue personne...

M. B., Liberté