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La hogra en tatouage indélébile

jeudi 6 mai 2004, par Hassiba

« Non à la hogra », voilà le slogan qui a mobilisé plus d’un million de jeunes manifestants à Alger un certain 14 juin 2001. Sans doute, la plus grande démonstration qu’El Djazaïr ait connue.

Le mot en arabe dialectal, jusque-là confiné dans l’usage exclusivement domestique, a été brandi en talisman pour conjurer un sort funeste et traduire la douleur enfouie de toute une génération sacrifiée. Le consensus qui s’est spontanément établi autour de ce front uni contre la « hogra » témoigne de tant de frustrations contenues et d’injustices endurées ou, comme dirait Djamel Amrani, « la nuit du dedans » d’une masse juvénile presque « vieillissante » à force de soucis.

Une jeunesse majoritaire qui a grandi dans un contexte marqué par la violence terroriste et exclue de fait des grands débats de l’heure dans un pays qui se « cherche » pourtant une démocratie. Le mot « hogra » a pris depuis une connotation politique pour signifier, selon les circonstances : mépris, déni de justice, répression, abus d’autorité ou loi de la jungle. Le concept est aujourd’hui largement utilisé par tous ceux qui s’estiment lésés ou persécutés. Syndicats, partis politiques et organisations de la société civile en font de fréquents usages dans leur littérature contestataire.Si l’explosion du premier cri contre la hogra a été une réaction légitime à deux bavures caractérisées des services de sécurité en Kabylie, la situation générale se prêtait depuis fort longtemps à une telle révolte dont la suite a été malheureusement mal assumée. Le chômage endémique, les tabous, la paupérisation conquérante, l’émergence ostentatoire d’une nouvelle caste d’« affairistes » se sucrant sur le dos de la collectivité, le désenchantement de l’après-88, la dévalorisation du savoir et du mérite, la marginalisation des compétences, le renversement de l’échelle sociale, l’absence de l’équité à tous les niveaux et le « verrouillage » de la société, entre autres ingrédients explosifs, préparaient déjà doucement cette irruption inéluctable. Les victimes mortes comme les blessés des événements qui ont suivi ont payé le prix fort de cet exorcisme collectif de la peur et de l’interdit intériorisés durant la décennie dite « rouge ».

Les blessés, pour l’essentiel handicapés à vie et issus de milieux sociaux défavorisés, apparaissent aujourd’hui aux yeux de tout le monde comme des « mahgourine » auxquels le commun des gens témoigne sympathie et considération. Mais au-delà de cette « reconnaissance » populaire, beaucoup de choses incombent encore à l’Etat pour réparer, un tant soit peu, les préjudices incommensurables causés injustement à ces jeunes dont le seul tort est celui d’avoir eu le cran d’exprimer au grand jour la détresse qui consume à petit feu l’ensemble de la société.Six parmi eux se sont récemment rendus au siège de la Tribune à Béjaïa pour évoquer la douleur vécue dans leur chair et le retard accusé dans le paiement de leurs indemnités depuis quatre mois. L’occasion était également mise à profit pour dire les souffrances de l’infirmité au quotidien. Pas du tout bavards, ils préfèrent parler de problèmes concrets qu’ils rencontrent, mais se montrent évasifs dès que la discussion vire à leurs sentiments propres. L’expression du visage, la gestuelle nerveuse et la flamme qui animent le regard, trahissent cependant un certain malaise profond qu’ils s’efforcent de dissimuler.

Sans soutien financier ni appui moral, ils ne savent à quel saint se vouer pour accepter le sort qui leur a été fait, d’abord, et envisager leur avenir sous de meilleurs auspices ensuite. Une adaptation psychologique difficile à réaliser dans un environnement peu favorable et dans des conditions médicales et matérielles qui le sont autant. Du mouvement des arouch qui revendique la « paternité » sur la révolte spontanée de 2001, ils ne veulent même pas entendre parler.« Ces gens-là parlent au nom des martyrs pour se donner une légitimité, mais ils ignorent les centaines de blessés et les handicapés. Personne, du moins parmi ceux qui se présentent aujourd’hui en porte-parole, n’a levé le petit doigt pour nous venir en aide. A les voir s’agiter, on se sent doublement abandonnés », avaient-ils alors déclaré en chœur.

On apprend par la même occasion qu’un blessé de la région d’Akbou à failli se faire lyncher par « un délégué » local suite à une banale discussion de café. A leur solitude dans l’adversité, les blessés de Béjaïa ont souligné aussi les entraves bureaucratiques en faisant état de recours rejetés par l’administration, et des cas de victimes auxquelles on aurait refusé le dépôt de dossiers. Benadjaoud Rafik, touché par balle le 18 juin 2001, est déclaré comme accidenté de travail. L’homme qui refuse d’admettre cette « falsification » aborde aussi le calvaire de certains autres qui ont eu des complications « nécessitant de nouvelles prises en charge médicales ».Blessé le 29 avril 2001 à Akbou, Nourdine Ikken sera évacué quelque temps après vers l’Ecosse où il sera amputé de la jambe droite. Au moment de son retour au pays, l’hôpital écossais lui fixe rendez-vous dans six mois pour refaire la prothèse. La lettre restera sans suite pour défaut de prise en charge. La vingtaine à peine entamée, le corps toujours en évolution, l’appareil remplaçant l’organe manquant devrait être à chaque fois adapté à cette croissance.D’autres blessés qui partagent son handicap sont aussi dans une situation similaire.

L’exclusion des jeunes touchés après avril 2002 du décret portant indemnisation est également vécue comme une iniquité supplémentaire. En ce qui concerne justement ces indemnités qui leur sont versés par l’Etat, nos interlocuteurs se sont interdit tout commentaire. Ils rappellent par cette dignité pudique un personnage du célèbre romancier russe, Vénédikt Eroféev, qui disait cela : « On me verse exactement la somme que mon pays estimera nécessaire. Et si cela me paraît peu, alors j’aurais fait la gueule, par exemple, et mon pays m’aurait rattrapé et demandé : ‘‘Liova, cela ne te suffit pas ? Peut-être veux-tu que j’en rajoute un peu ?’’-j’aurais répondu : ‘‘Tout va bien, pays chéri, fiche-moi la paix, tu es toi-même fauché comme les blés’’. »

Par Kamel Amghar, La Tribune