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Moudjahid, un fonds de commerce

mercredi 27 octobre 2004, par Hassiba

En Algérie, la carte d’ancien combattant est le meilleur sésame pour obtenir emploi ou aides. Ce système de prébendes, dont bénéficient toujours les familles des moudjahidin, coûte une fortune à l’Etat.

M’barak Khalfa est un homme heureux. A 52 ans, cet ex-député incarne une véritable réussite, une success story dans un pays qui en manque cruellement. « Nous sommes très puissants, reconnaît-il avec le sourire. Le Président [Abdlelaziz Bouteflika] nous écoute. Il nous gâte. Car nous avons beaucoup fait pour l’Algérie. Nous appartenons à la même famille révolutionnaire. » L’Organisation nationale des enfants de moudjahidin (Onem) qu’il dirige rassemble les fils et filles d’anciens combattants de la guerre d’indépendance et a pour siège une belle villa à colonnades, plantée sur les hauteurs, à El-Biar, le quartier huppé d’Alger. « Nous possédons des représentations dans toutes les wilayas (préfectures), et même à Paris. »

Après onze ans d’existence, l’Onem revendique pas moins de 1,2 million d’adhérents. Un chiffre invérifiable, qui ne cesse d’augmenter, selon son secrétaire général : « Calculez ! Il y a eu au moins un million de moudjahidin. Cela fait six ou sept millions d’enfants et donc de membres potentiels. Au rythme actuel, on va finir par dépasser les effectifs de l’Ugta (la centrale syndicale unique). »

Le nom de son mouvement ne doit pas faire illusion. Ses cadres ne sont plus depuis longtemps des enfants. Ils étaient déjà des hommes mûrs et installés lorsqu’ils ont décidé de se regrouper, le 16 février 1993. « Nous avons créé notre association à l’époque du terrorisme pour défendre l’Algérie, la révolution et nos droits. » Des objectifs qui, dans leur esprit, ont tendance à se confondre.

« Nous voulons être bien considérés dans notre pays. Car nous sommes la priorité des priorités », assure Yamina Khaledi, responsable de la section des femmes. « Nous ne sommes pas un organisme social. Nous ne demandons rien. Seulement le minimum, ajoute M’barak Khalfa. Des postes de responsabilité, car nous sommes les enfants de l’Etat, et des aides dans le domaine agricole, car le fils de celui qui a défendu la terre connaît sa valeur. »

Sur le blason de l’Onem, une main transmet à une autre un flambeau. Pour beaucoup d’Algériens, il s’agit bien plus d’une passation de pouvoirs que d’un legs apostolique. Un homme d’affaires, lui-même fils de martyr, tonne contre ce « club d’enfants de militaires entrés en résistance à la veille de l’indépendance », cette « poignée de privilégiés qui, sans la moindre pudeur, réclame encore plus d’avantages ».

De vrais martyrs dans le dénuement
Ces quadras ou quinquas qui revendiquent haut et fort leurs quartiers de noblesse essuient les moqueries de leurs concitoyens. « Et après, ça sera le tour des petits-enfants ? », s’esclaffe un architecte. La blague court dans tout Alger. Un professeur demande à ses élèves quel métier ils souhaitent faire plus tard. Réponse unanime de la classe : enfant de moudjahid.

L’Onem n’est pas seule à vouloir sa part d’héritage. Quatre officines rivales se réclament des descendants de chouhada, de martyrs. « Nous sommes une force politique presque incontournable », affirme le patron de l’une d’elles, Houari Tayeb, qui se targue d’avoir 850 000 adhérents. « Voyez, nous avons même des coffres », lance-t-il au cours de la visite de ses vastes bureaux capitonnés, sur la corniche, à deux pas du Parlement.

Un demi-siècle plus tard, des « anciens combattants » dûment répertoriés et leurs familles forment une caste à part. Nombre d’entre eux bénéficient de prérogatives, de passe-droits, de prébendes. Ce détournement de la « révolution » choque, à commencer par les maquisards de la première heure qui, à l’inverse des encartés professionnels, vivent souvent dans le plus grand dénuement. « On a créé deux catégories de citoyens, comme au temps de la colonisation. Il y a ceux qui disent "l’Algérie nous appartient. Nous l’avons libérée", et les autres », s’écrie Me Abdenour Ali Yahia, fondateur de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (Laddh). Alors leader syndicaliste, il a été arrêté et violemment battu par les militaires français en 1957. Devenu invalide, il n’a obtenu sa pension mensuelle de 10 250 dinars (100 euros) qu’à l’âge de 80 ans. « Je ne la voulais pas. J’ai fait mon devoir, c’est tout. »

Du fait des profiteurs du système, « les jeunes considèrent aujourd’hui le statut de moudjahid comme une rente et non plus comme un devoir accompli », regrette Samir Imalayen, qui fut l’un des plus jeunes prisonniers de la fédération de France du FLN. « Le batani (ventru) a remplacé le watani (patriote) », résume un ancien négociateur du FLN, Rabah Boulaïd.

L’« attestation communale » d’ancien combattant reste très convoitée. Malika ne désespère pas de l’obtenir. Elle s’occupe aujourd’hui d’une association de disparus au cours de la guerre de la décennie 90. Pendant « l’autre » guerre, elle vivait avec son mari en France et transportait des fonds pour le FLN. « Il a obtenu sa carte, pas moi. J’étais naïve », raconte-t-elle au milieu des photos de tous ceux dont elle cherche aujourd’hui la trace. Le titre lui permettrait de toucher une pension, mais aussi de décrocher une licence de taxi ou de café... « Un taxi, ça me dirait bien. Y en a qui la [la licence] louent. ça fait un revenu. » Jusqu’à 50 000 dinars par mois (500 euros). Six fois le salaire minimum. Surtout, « si tu as le papier, c’est toi qui parles, pas eux. C’est une garantie à vie pour toi et ta famille. Tu ne demandes plus, tu exiges ».

Il est très difficile de connaître précisément les avantages accordés de jure ou de facto aux détenteurs du « papier » ou d’évaluer leur coût. Le ministère des Moudjahidin n’a pas donné suite à une demande d’interview dont il avait accepté le principe, ni aux questions écrites auxquelles il s’était engagé à répondre. Selon plusieurs sources, son budget arriverait en troisième place après ceux de l’Education et de la Défense. Samir Imalayen, un ancien de la maison, se souvient qu’à la fin des années 70 les moudjahidin pouvaient déjà importer des voitures hors taxes, voyager en avion à prix réduit, voire gratuitement, ou encore obtenir des facilités de crédit. « Il n’y avait pas de règles précises. Le montant dépendait de la personne. Cela faisait d’autant plus grincer les dents que beaucoup de ces prêts n’ont jamais été remboursés. On a pu aussi attribuer des terres, même si aucun texte ne le prévoyait. Cela dépendait de la position sociale de l’intéressé. » La liste est longue. « Ce sont des emplois réservés, des départs en retraite anticipés, des avancements plus rapides, des salaires plus élevés, des priorités au logement », déclare un ancien haut responsable de la Sonatrach, la compagnie nationale qui gère la manne des hydrocarbures. Et de conclure, énervé, après sa longue énumération : « On aurait mieux fait, pendant la guerre, de recruter des mercenaires. ça nous aurait coûté moins cher ! »

Le nombre de bénéficiaires augmente
La charge devient d’autant plus lourde pour l’Etat que le nombre des bénéficiaires ne cesse d’augmenter. « Avec le temps, cette population devrait décliner. Autour de moi, pas mal de gens décèdent. Or c’est le contraire qui se passe », s’étonne Samir Imalayen. Car, par « moudjahidin », les autorités n’entendent pas seulement les ex-maquisards, mais tous les ayants droit. A la fin des années 70, il y avait près de 250 000 titulaires de la carte, dont 70 000 anciens combattants actifs et 150 000 veuves de martyr. Une décennie plus tard, « ils étaient 500 000. Et depuis ce chiffre a dû tripler », estime Ghazi Hidouci, ministre de l’Economie au tout début des années 90. Son gouvernement réformateur, dirigé par Mouloud Hamrouche, avait alors tenté de démanteler l’administration des moudjahidin, ce panier percé. Le poste de ministre avait même été brièvement supprimé. Il a été rétabli dès la chute du cabinet en 1991. « Nous voulions nous attaquer à tous ces privilèges qui empêchent l’émergence d’une société de citoyens. En Algérie, si vous possédez une boutique de coiffure, ce n’est jamais parce que vous l’avez achetée, mais grâce au papier », explique Ghazi Hidouci, exilé à Paris depuis l’« annulation du processus électoral ». Pour cet économiste, ce double statut a été codifié dès l’indépendance par une bureaucratie formée en exil et soucieuse de faire valoir ses droits sur le pays. « Le titre de moudjahid a d’abord permis d’accéder aux maisons, aux biens et aux emplois abandonnés par les colons. Beaucoup de vrais militants ne l’ont pas demandé car ils n’avaient pas fait la guerre pour ça, mais ont vu des inconnus l’obtenir. » Le système a d’abord profité à l’« armée des frontières » rentrée de Tunisie ou du Maroc, puis aux « martiens », ces « résistants » du 19 mars 1962, date du cessez-le-feu, et enfin aux clientèles successives du pouvoir.

Cette inflation nourrit le débat jamais clos sur les vrais et faux combattants qui sert souvent de paravent à des règlements de comptes internes. A Koléa, dans la plaine de la Mitidja, un vétéran, Mustapha Bougouba, traque inlassablement les imposteurs : « Les deux tiers sont des faux. Certains ont été légalisés à leur insu ou n’ont remis aucun dossier. On a donné la carte à ces gens-là pour vider le Trésor algérien. » Avec d’autres trublions, il empêche depuis trois ans l’Organisation nationale des moudjahidin de tenir son congrès.

Trafiquants de la révolution
A la veille du 50e anniversaire du soulèvement, les Algériens souffrent de l’amalgame entre des figures héroïques et un statut galvaudé. « On les a aimés, nos moudjahidin. Il y a une vraie épopée dans ce pays. Mais on refuse tous les trabendistes (trafiquants) de la guerre de libération. C’est pour ça que nous sommes si fragiles. Nous payons les manipulations de nos mythes fondateurs », s’écrie une universitaire. Dans la Casbah, la députée Houria Bouhired s’emporte contre ceux qui ont transformé « la révolution en fonds de commerce ». Sa maison familiale, nichée au fond d’un raidillon, en face d’un vieux hammam, servait de quartier général à la résistance. Son père, Mustapha, a été abattu à deux pas de là. Sa mère, Fathia, et sa tante, Djamila, ont été emprisonnées et figurent parmi les héroïnes du FLN. « Il faut mettre fin à ces privilèges. Après l’indépendance, ma mère n’a jamais demandé quoi que ce soit et a dû trimer pour nous nourrir. »

Pour le sociologue Daho Djerbal, « il ne faut pas prêter au moudjahid plus de poids qu’il n’en a réellement ». Dans une Algérie gagnée par le marché, son statut, « à force d’être négocié », est devenu une « marchandise » comme les autres. « Du fait d’une offre trop abondante, il a perdu de sa valeur. » Les nouvelles valeurs héroïques sont « celles de l’enrichissement rapide, du clinquant ». Il n’empêche. Dans un pays rongé par le chômage, l’« attestation communale » sert toujours de sésame. Un ancien ministre a pu encore le tester récemment. A sa grande surprise, une parente, elle-même fille de chahid, vient d’en faire la demande, à 64 ans. Grâce à la carte, son fils a pu enfin trouver un emploi à Air Algérie.

Par Christophe BOLTANSKI, www.liberation.fr