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Salima Ghezali : "Je suis née au beau milieu de la guerre"

mardi 26 octobre 2004, par Hassiba

Salima Ghezali, journaliste-écrivain, est née en 1958. Elle raconte comment elle a grandi, nourrie par le mythe de la révolution. Et la stupeur des Algériens quand la sale guerre des années 90 est venue anéantir « la promesse de novembre ». Témoignage.

Je suis née au beau milieu de la guerre. Quand elle éclata le 1er novembre 1954, ma mère se préparait à mettre au monde son premier garçon. Le deuxième naîtra en 1962 avec l’indépendance. Pour des gens comme mes parents, convaincus que tous les moments forts de la vie sont des « signes » avant d’être des faits, cette coïncidence de l’arrivée d’une mâle descendance avec deux événements majeurs de l’histoire politique du pays n’était pas fortuite.

Les douleurs avaient commencé tard dans la nuit. C’était le couvre-feu et il fallut attendre le petit matin pour prendre la route qui menait de Aïn-Bessem à Sour-el Ghozlane chez ma grand-mère. Sur le chemin, il y avait de nombreux barrages dressés par les gardes communaux. Depuis trois semaines, l’Algérie retenait sa respiration. L’appel du 1er novembre avait rompu l’attente désespérée de la plupart des Algériens tout en les prenant par surprise. Même ceux qui, comme mes parents, appartenaient à une famille de vieux militants du PPA (Parti du peuple algérien) ne crurent pas tout de suite que « cette fois-ci serait la bonne ». Le rêve d’indépendance nationale avait bercé de nombreuses générations. Ils étaient nombreux à avoir connu les prisons coloniales avant même le déchaînement de violence qui suivit le 1er novembre. Pour la plupart des Algériens politisés, les massacres du 8 mai 1945 à Sétif, dans le Constantinois, avaient consacré la fracture définitive avec la France coloniale. Le reste n’était plus qu’affaire de temps et de modalités pratiques.

Aujourd’hui encore, quand elle évoque « el thaoura » ­ que nous avons un peu hâtivement traduit par « révolution » ­, ma mère retrouve le ton passionné qui n’est le sien depuis des décennies que quand elle parle de la Palestine. A un moment de son récit, elle glisse toujours l’histoire de tel oncle cher à son coeur qui mourut à la fleur de l’âge en 1948. Il n’avait alors que 18 ans, faisait fonction d’imam et était proche de l’Association des oulémas dont il stockait à la maison les publications à distribuer dans la clandestinité. Après son arrestation en 1946, il évita de peu la déportation à Colomb-Béchar, la justice coloniale de l’époque étant aussi corruptible que l’actuelle justice algérienne. Mon arrière-grand-mère réussit à obtenir la libération de son fils à coups de dons de moutons et de tapis. Toute la famille n’eut pas autant de chance. Il y eut également la série de déportés, de prisonniers et d’exilés qui fournirent à l’hagiographie familiale ses héros avant comme après le 1er novembre.

L’historiographie familiale a fait connaître les sigles de l’UDMA, du MTLD, du PCA (1) aux générations de l’indépendance, contrairement à l’histoire officielle qui, dans un parallèle saisissant avec le discours colonial, a longtemps présenté le déclenchement du 1er novembre en le coupant de la longue lutte politique qui l’avait précédé et rendu possible. Un mépris de la politique au profit de l’action armée est fille de cette réécriture de l’histoire. Avec les dérives que l’on sait.

Il faut reconnaître que nos parents n’ont pas toujours été de zélés partisans de la transparence dans l’écriture de l’histoire. Les déchirements internes ont été soigneusement occultés. Seuls les harkis étaient montrés du doigt.

Notre dictionnaire de la révolution
Enfants, nous ne comprenions pas pourquoi Messali Hadj ,le vieux leader nationaliste, était respecté de nos parents qui pourtant prononçaient avec mépris l’adjectif messaliste. Même silence sur les affrontements qui suivirent l’indépendance. Longtemps, des mots furent entourés d’une gêne inexpliquée pour les enfants que nous étions : willaya 4 (affrontements à l’indépendance entre maquisards de l’intérieur et armée des frontières, ndlr), bleuite (liquidation des intellectuels par des maquisards à la suite d’une manipulation des militaires français, ndlr), Melouza (massacre par le FLN d’un village soupçonné de sympathies messalistes, ndlr)...

Face à ces silences, notre dictionnaire de la révolution alla souvent s’enrichir dans la lecture d’Yves Courrière, plus disponible que les livres interdits de l’historien Mohamed Harbi. Les noms propres n’échappaient pas à cette curieuse omerta : Abane Ramdane, Aït-Ahmed, Ferhat Abbas et tant d’autres qui n’étaient évoqués comme symboles de la lutte contre le colonialisme que pour être ensuite ensevelis sous le silence ou le fracas de divergences qui ne nous ont jamais été expliquées. Chaque camp d’inconditionnels avait ses héros, ses traîtres et sa version propre de l’histoire.

A chaque mariage faisant entrer une nouvelle famille dans le clan, les récits de guerre des uns et des autres étaient le prélude à toute demande d’alliance. Certaines dates faisaient néanmoins consensus et la célébration des accouchements de ma mère soudait les membres de la famille dans l’évocation de l’épopée collective qui allait de 1954 à l’indépendance de 1962. Entre ces deux dates, trois filles qui veillèrent à ce que leur venue au monde ne soit pas moins intimement liée à l’histoire de la guerre. Si les anniversaires des garçons étaient prétexte à célébrer des dates mâles et guerrières, ceux des filles consacraient l’implication populaire sans laquelle aucune victoire n’est possible.

L’une s’est ainsi annoncée avec la grève des étudiants en 1956. Quelques oncles abandonnèrent alors leurs études pour répondre à l’appel de l’Union générale des étudiants musulmans algériens. L’initiative permit, pour maintenir intact le quota de scolarisés dans la famille, à quelques-unes de mes tantes de poursuivre leurs études au-delà du fatidique certificat de fin d’études auquel du reste ma mère n’avait pas eu droit. Ce manque la poursuivra toute sa vie et lui fera inscrire le devoir d’étudier comme axe principal de l’éducation qu’elle donnera à ses enfants. Cette passion pour le savoir, ma mère la partageait avec mon père qui, jusqu’à sa mort en 1999, continua à soutenir que l’Etat qui avait permis de lutter contre l’analphabétisme ne pouvait pas être totalement mauvais. Les 90 % d’analphabètes à l’indépendance donnaient à son jugement la force des arguments imparables.

Je suis arrivée au monde en 1958 après que la bataille d’Alger eut été gagnée par Bigeard à coups de tortures et d’exécutions sommaires, et la population algérienne massivement gagnée à la cause du FLN. J’ignorais alors que j’allais grandir sous le soleil des indépendances pour entendre, quarante ans plus tard, un Premier ministre algérien, qui eut l’insigne honneur d’assister aux accords d’Evian, reproduire tranquillement les propos du bourreau de la bataille d’Alger.

La troisième fille naîtra en 1960, l’année des manifestations populaires qui permirent l’inscription de la question algérienne à l’ordre du jour de la quinzième session des Nations unies.

Un amateur de poésie réaliste­socialiste, comme il en fleurit à Alger jusqu’aux années 80, aurait écrit que les gestations de ma mère suivaient les lignes d’un calendrier révolutionnaire. La réalité plus prosaïque était qu’il ne lui serait jamais venu à l’idée de faire moins d’enfants (elle en aura dix) alors qu’elle avait eu tant de morts autour d’elle. Après l’indépendance, ses accouchements indiqueront les pérégrinations familiales en fonction des postes où mon père, tantôt cantonnier tantôt maçon ou magasinier, était affecté.

A chaque rentrée des classes, nous comptions le nombre d’élèves qui allaient remplir, sur leur fiche de renseignements, « chahid » (martyr de la guerre d’indépendance, ndlr) dans la case réservée à la profession du père. Mes filles apprendront de la bouche de leur père, lui-même fils de chahid, que dans les Aurès certaines classes n’étaient peuplées que d’orphelins de guerre. C’est ce peuple constitué d’une majorité d’orphelins, de jeunes veuves, de traumatisés de guerre et d’enfants assoiffés de justice et de liberté qui allait tourner la page de la colonisation avec la promesse d’un « plus jamais ça ! » des plus solennel. Et pour qui le pire aurait été de trahir tant de sacrifices.

Les fantômes de la guerre
Cette promesse fut d’abord brisée un certain printemps 1980, qui vit la répression s’exprimer à grande échelle en Kabylie. Elle fut totalement bafouée en octobre 1988, quand l’armée tira ouvertement sur une manifestation pacifique, que les chars prirent position à Alger et que la torture prit ses quartiers dans les postes de police, dans les brigades de gendarmerie et les casernes. Malgré l’ampleur du traumatisme, si on évoqua à cette occasion la dictature, le Chili de Pinochet ou l’Argentine des généraux, c’est après janvier 1992 (annulation des élections remportées par les islamistes et début d’une décennie d’affrontements sanglants, ndlr) que les fantômes de la guerre se sont réveillés dans une débauche hallucinante de symboles qui se télescopaient. Alors que les islamistes investissaient le créneau des maquis, des djebels, des moudjahidin (combattants,ndlr) qui se déplacent la nuit, des listes de « traîtres » à éliminer, les jeunes militaires allaient tuer et mourir en déclamant leur fidélité aux « martyrs de Novembre ».

Les dirigeants n’avaient, eux, pas les mêmes états d’âme. Redha Malek, alors Premier ministre, n’hésita pas à reprendre à Oran le fameux « la peur doit changer de camp » du général Bigeard, tandis que d’autres se chargeaient d’affiner les méthodes de ce dernier en réinvestissant certains lieux de sinistre mémoire. Serkadji, l’ex-prison Barberousse de la guerre d’indépendance où furent guillotinés au son des youyous les militants de la cause nationale, devint un haut lieu de massacre. C’est au son des mêmes youyous qu’en février 1995, les familles algéroises vécurent, dans cette même prison, une tuerie qui fit plus d’une centaine de morts à l’arme lourde parmi des prisonniers sans armes. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Meziane Chérif, concoctait, lui, un texte réglementant les déplacements des « autochtones » sur le territoire algérien ...

Cocher les noms des élèves morts
Les gestes et les mots ont été déterrés de part et d’autre pour faire revivre à une nouvelle génération d’Algériens les affres de « l’autre guerre ». Dans l’absurde absence de sens d’une violence disproportionnée, nous revivions une autre « bleuite », d’autres « Melouza », les avions crachant leur feu au-dessus des djebels, les massacres au couteau, le contrôle social brutal. Et l’interminable exode qui, de nouveau, jeta sur les routes de l’exil interne ou externe des millions d’Algériens.

Quand, en 1998, quatre ans après avoir quitté le village où j’avais enseigné le français, j’y suis retournée, le paysage avait changé. Il y avait beaucoup de nouvelles constructions et beaucoup moins de visages connus. En feuilletant avec une ancienne collègue un registre de classe, nous avons coché les noms des morts et des disparus. Dans certaines classes, plus d’une dizaine de nos anciens élèves manquaient à l’appel. Nous avions vieilli et nos élèves étaient morts sans que se soient réalisées pour eux la justice et l’égalité attendues de la « promesse de Novembre ». Il y a dans l’obstination de certains peuples à maintenir vivace le souvenir des promesses qui leur ont été faites quelque chose d’incompréhensible pour les sociétés tranquilles.

C’est parce que ceux qui y croient encore, même dans la dépression actuelle, sont innombrables que « l’appel de Novembre » reste à consacrer. L’hymne national algérien, Quassaman ­ « nous faisons le serment » ­ rappelle à chaque strophe « Achehadou » ! « Témoignez » ! Qui aurait cru qu’un jour cette injonction comporterait une charge aussi lourde que douloureuse et subversive ?

(1) UDMA : Union démocratique du manifeste algérien ; MTLD, Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques ; PCA : Parti communiste algérien.

Par Salima GHEZALI, www.liberation.fr